Travaillant les couches picturales d’une façon radicalement nouvelle, le très prolifique Tiziano Vecellio (v.1488-1576) libéra la peinture des contraintes de la ligne et de la forme où l’avait enfermée la Renaissance. Sa façon de déstructurer la matière et de faire la part belle à ce qu’on appelle le « colorito » lui valut d’être considéré comme l’initiateur de la manière moderne. Célébrissime de son vivant, il était le peintre préféré de l’empereur Charles Quint qui le traitait avec autant d’égards que s’il avait été un prince du sang.

Si la peinture « moderne » naît avec Titien, à Venise, c’est que l’Europe moderne des grandes puissances est alors en train de se former, et que la Réforme protestante et la Contre-Réforme catholique (fixée par l’interminable concile de Trente) rebattent en même temps les cartes de la spiritualité. 

Ambassadeur secret de Jean le Bon, le peintre flamand Jan Van Eyck (v.1390-1441) fut crédité par la Renaissance de l’invention de la peinture à l’huile, laquelle finit par remplacer complètement les anciennes techniques à l’eau. Le procédé permettait d’atteindre, dans le rendu des matières, une suavité et une minutie inédites. Ses portraits « bourgeois », précis jusqu’au moindre poil, autant que ses compositions religieuses, en font un des pères fondateurs de la peinture européenne. Individualisme grandissant, croissance de la bourgeoisie, aspirations scientifiques : trouvant un équilibre harmonieux entre le spirituel et l’intime, la peinture à l’huile de Van Eyck reflète ou annonce les avancées de son époque.

Artiste sulfureux, l’Italien Michelangelo da Caravaggio (1571–1610) révolutionna la peinture européenne par son naturalisme cru autant que par son traitement de la lumière. Peignant sans fard des modèles qu’il trouvait dans la rue, loin de l’idéalisme classique, il imagina de remplacer le doux éclairage indirect de la Renaissance par une source de lumière unique et puissante, laissant de grands pans du tableau dans l’ombre. Pour les opérateurs de cinéma le « caravagisme » reste toujours un modèle. 

Parler du Caravage, c’est évoquer aussi de la révolution copernicienne, les perfectionnements de l’optique, la centralisation grandissante du pouvoir et les débuts de l’expansion­nisme colonisateur : le naturalisme de l’artiste répond au matérialisme croissant de son époque.

Premier théoricien de son art, le sculpteur Polyclète (mort vers 420 av. J-C) est l’un des artistes phares de ce « miracle grec » qui porte les germes de toute la culture occidentale. L’antiquité lui attribue la paternité du « chiasme » (déhanchement) et de l’idée que la Beauté se définit par un rapport numérique, par une harmonie mathématique des proportions. Auteur d’un traité disparu (Le Canon ou La Règle), son influence se retrouve jusque de nos jours dans la photo de mode.

A travers Polyclète, c’est aussi la naissance contemporaine de la démocratie, de la philosophie, de l’esprit scientifique et du théâtre qui seront abordés.

L’ingénieur français Gustave Eiffel (1832-1923) n’est pas seulement l’auteur de prouesses techniques, comme la célèbre tour qui porte son nom ou le pont ferroviaire de Bordeaux ; c’est aussi un héraut du modernisme qui sut prouver que la fonte, l’acier étaient des matériaux aussi nobles que le marbre, et que la structure métallique d’un ouvrage, dans sa nudité industrielle, pouvait prétendre à la Beauté. Alors que triomphaient l’impressionnisme, le symbolisme, le japonisme, il ouvrit ainsi la porte à l’esthétique du XXe siècle.

L’époque d’Eiffel, qui est celle du French Cancan, des dorures rococos et des zoos humains, de Germinal de Zola et du très décadent A Rebours de Huysmans, voit la montée en puissance des chefs d’entreprise, des barons de l’industrie : la créativité doit désormais compter avec la finance, le progrès, la politique et l’opinion publique...   

Incarnation de l’artiste maudit, au même titre que son ami van Gogh, Paul Gauguin (1848-1903) s’est imposé en rompant avec l’art européen traditionnel, ou plus exactement en allant puiser, le premier, alors que la révolution industrielle battait son plein, son inspiration et ses références dans les mondes primitifs d’Outre-Mer qualifiés jusque-là de sauvages et de barbares. On peut vanter son sens poétique de la couleur ou la sensualité exotique de son pinceau, la grande nouveauté de son œuvre repose d’abord sur cet écart géographico-culturel ardemment désiré : il eut besoin de s’exiler au plus loin, à Tahiti, aux Marquises, pour y vivre au contact de la nature vierge, « en sauvage parmi les sauvages ». En ce sens il est le pionnier de la nouvelle esthétique du XXe siècle où les Arts premiers (qu’il fut le premier à collectionner), avec leurs formes pures et leur puissance émotionnelle furent décisifs pour des générations d’artistes, de Picasso à Giacometti ou Klee, et des surréalistes à J-M Basquiat…

Serge Bramly nous raconte la vie de génies dont les créations ont forgé et changé notre façon de voir, à travers leurs combats dans le monde qui était le leur, et leurs rapports à leurs rivaux et à leurs prédécesseurs, et leurs convictions, leurs trouvailles révolutionnaires.